Introduction
Salut c’est Laure. C’est moi qui tiens la chaîne Game of Hearth. La série que je vous propose aujourd’hui sera, une fois n’est pas coutume, une série audio. Je ne le fais pas parce que c’est plus adapté au sujet, j’aurais aimé que ce soit une série vidéo, mais voilà : je manque de temps parce que je suis sur le point d’embaucher sur un temps plein. Et je me suis dit que si je ne sortais pas cette série maintenant, je ne la produirais probablement jamais, d’où ce compromis audio. Toutes mes excuses à celles et ceux pour qui le support visuel des schémas était important : à défaut, et même si c’est très imparfait, vous trouverez en barre d’info les liens vous menant au script de la série. Je vous laisse avec le contenu de la série et vous souhaite une bonne écoute !
Aujourd’hui dans Game of Hearth, je vous propose un triptyque d’audios consacrée au concept de sexe biologique. J’ai déjà abordé cette catégorie à plusieurs reprises sur la chaîne, et cette fois-ci je voudrais effleurer la question de la pertinence de son utilisation dans les sciences biomédicales.
Assez communément, et même si l’on sait que le sexe biologique n’est pas intrinsèquement binaire – on connaît l’intersexualité et la variabilité du développement des caractères sexuels chez les individus – assez communément, donc, on est amenés à penser que quoi qu’il en soit, il y a bien des différences biologiques qui sont globalement binaires, et que ces grandes tendances de dimorphisme sexuel ne peuvent pas être négligées par les sciences biomédicales et les praticiens de santé. On suppose volontiers qu’il y a besoin d’une spécialité pour l’appareil reproducteur femelle – la gynécologie – même si l’on sait moins ce qui pourrait prétendre à être une spécialité équivalente pour l’appareil reproducteur mâle. On suppose également volontiers des choses qu’on sait vaguement mais qui nous semblent des évidences : les hommes et les femmes (entendre par-là « cisgenres ») ont à certains égards des problèmes de santé différents, et ce au-delà du seul appareil reproducteur – vous pensez peut-être aux différences de symptômes des crises cardiaques, ou encore à l’assimilation différenciée de certains médicaments en fonction, dit-on, du « sexe » de l’individu. Ce qui nous amène assez vite à nous dire que finalement, le sexe biologique, il faut encore le considérer comme quelque chose de binaire, si l’on veut soigner convenablement ces deux grands ensembles de population – les mâles et les femelles humaines, quel que soit leur genre par ailleurs.
Est-ce que le concept de sexe, dans les sciences biomédicales, recouvre vraiment une réalité biologique binaire avec de rares exceptions statistiques qu’il faudrait traiter comme des « cas à part », par rapport à la santé de la population en général ? Est-ce que c’est un concept imprécis mais qui reste nécessaire d’un point de vue pragmatique si l’on veut étudier convenablement les phénomènes de santé ? C’est ce genre de questions que je tenterai de traiter dans ce triptyque. Pour ce faire, je vous propose de me suivre dans un parcours non-exhaustif de la littérature discutant la catégorie de sexe, et plus particulièrement discutant son usage dans les sciences biomédicales au côté de la catégorie de « genre ».
Ce premier audio sera consacré à une présentation générale du concept de « sexe » et des critiques de celui-ci comme bicatégorisation biologique fondamentale. Le second audio se penchera sur certains travaux de recherche défendant la nécessité de l’utilisation de la catégorie de sexe dans le cadre des sciences biomédicales. Enfin, le troisième et dernier audio présentera des arguments en faveur de l’abandon de la catégorie de sexe – dans les sciences biomédicale en général, mais également dans les spécialités médicales dédiées aux organes reproducteurs.
Je le reprécise : le parcours que je construis ici n’est pas exhaustif et donne donc seulement un aperçu imparfait et incomplet de la diversité des thèses portant sur la catégorie de sexe. Vous le verrez, dans les sciences biomédicales, les usages de la catégorie de sexe sont extrêmement variables. Ils ne sont pas toujours discutés ou justifiés dans les études, et lorsqu’ils le sont c’est bien souvent pour montrer, quelle que soit la conclusion à l’égard de l’utilisation de cette catégorie, qu’il est particulièrement complexe de travailler avec elle. Il n’y a donc pas d’usage unifié de cette catégorie qui prévaudrait dans la pratique, et ce que vous découvrirez dans cette série d’audios, c’est un petit échantillon, fort modeste, des diverses tentatives de problématisation et de clarification du concept de sexe.
Ces avertissements faits, entrons dans le vif du sujet de ce premier audio : le concept de sexe, ses usages et ses critiques.
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Segment ¼ : Distinguer le sexe du genre
On fait généralement remonter la distinction devenue classique entre le « sexe » et le « genre » à l’année 1972, date à laquelle est paru l’ouvrage de la sociologue anglaise Ann Oakley Sex, Gender and Society (Ferry 2015; Oakley 1972). Elle y affirme qu’il convient de ne pas confondre le concept de « sexe », qui pour elle « fait référence aux différences biologiques entre mâles et femelles », et celui de « genre », qui pour elle « concerne la classification sociale en masculin et féminin ». Et elle conclut :
« On doit admettre l’invariance du sexe, tout comme on doit admettre la variabilité du genre »
En somme, pour elle, le sexe est un fondement biologique fixe, tandis que le genre est une diversité changeante d’agencements socio-culturels. Son but, en faisant cette distinction, était de pouvoir définir nettement son objet d’étude : les comportements des individus en tant qu’ils sont issus d’ordres sociaux qui produisent des identités, identités qui sont aussi des rôles sociaux — en l’occurrence des rôles d’hommes et des rôles de femmes. C’est important pour elle de le préciser afin de rompre avec une compréhension naturalisante des rôles sociaux selon laquelle si les femmes ont des comportements différents de ceux des hommes, cela tient à leurs différences biologiques. On estime qu’elle a ainsi été à l’origine de l’introduction du terme de « genre » en sociologie.
Quand on se penche sur l’argumentaire du texte, on constate qu’Oakley, s’appuyant sur des travaux d’anthropologie, de sociologie, mais également de biologie et de psychologie, défend la thèse d’une origine avant tout culturelle des différences entre hommes et femmes. Selon elle, les différences d’ordre biologique entre mâles et femelles sont chez les humains minimes et ne sauraient servir à expliquer les phénomènes sociaux. Le bon outil est donc, pour elle, uniquement le genre. Les travaux qu’elle a mobilisés pour défendre une thèse aussi massive ont été pour certains critiqués. Quoi qu’il en soit, on voit aisément l’intérêt et la nécessité d’un tel geste théorique : il était crucial de tirer l’étude de la domination patriarcale hors du réductionnisme biologique, qui tendait à venir naturaliser et justifier les inégalités hommes/femmes et le sexisme.
Mais il y a eu une conséquence négative à cette distinction nette entre sexe et genre : elle a laissé la notion de « sexe » globalement inquestionnée. Aussi, la biologie du sexe, mise à la porte un peu sommairement, est revenue par la fenêtre.
Distinguer de cette façon le genre du sexe a eu tendance à entériner l’idée de la « réalité » de la bicatégorisation du sexe, c’est-à-dire d’une division de l’humanité en deux types d’individus nettement distincts, mâles et femelles. Le déploiement d’une biologie du sexe essentialiste et normative ne s’est donc pas arrêté là, puisqu’à côté de l’étude des phénomènes sociaux a perduré l’idée qu’il existe : 1) deux sexes ; 2) avec des standards bien définis de formation et de fonctionnement de la tuyauterie ; 3) dont le seul et ultime but est la reproduction sexuelle. La formation et l’isolement du concept de genre n’ont pas non plus empêché l’essor d’explications naturalisantes de la domination masculine, du type : ce que vous appelez « genre » est en réalité la manifestation de la biologie du sexe à travers l’ordre social. Des explications du style : oui les hommes dominent les femmes, ben c’est parce que le dimorphisme sexuel chez les humains fait qu’ils ont plus de muscles et comme ça c’est plus facile pour chasser le mammouth et mettre des bourre-pifs à madame – c’est injuste et cruel mais que voulez-vous c’est la nature voilà.
La distinction d’Oakley est toujours massivement utilisée et est très connue par le grand public. Souvent, c’est un moyen de dire : « nous savons bien que les corps existent et qu’ils sont sexués, sauf que ça n’est pas le sujet ». C’est un usage pratique, mais il semble rapidement trouver ses limites car beaucoup sont encore attachés à l’explication par la biologie du sexe, ou simplement se posent, de bonne foi, la question de savoir quoi faire du sexe une fois qu’on a fini de parler du genre. Cependant, les chercheuses et chercheurs en études de genre ont très tôt investi la question du sexe comme catégorie utilisée par les disciplines scientifiques de la biologie et de la médecine, et ont également montré l’influence de la conceptualisation de cette catégorie sur l’ordre social.
Segment 2/4 : Historiciser la bicatégorisation de sexe
Un certain nombre de travaux se sont penchés sur la façon dont le sexe biologique n’a pas toujours été considéré comme il l’est aujourd’hui – c’est-à-dire strictement binaire, au fondement de l’identité d’une personne, et du ressors de l’autorité médicale, contrôlée par elle tant dans sa définition que dans ses possibles modifications.
Michel Foucault, en 1980, dans son court texte « Le vrai sexe » (Foucault 1994) rapporte qu’au Moyen Age, les règles de droit canonique et civil concernant les personnes intersexuées – alors appelées « hermaphrodites » – stipulaient qu’il revenait au père de choisir le sexe de l’enfant à sa naissance. Puis, à l’âge adulte, l’individu dit « hermaphrodite » choisissait son sexe et devait ensuite s’y tenir. Ce qui comptait alors, dit Foucault, ce n’était pas de trouver le « vrai sexe » dans la biologie de l’individu, et que cette biologie donne la clef de l’identité. Ce qui comptait, c’était que l’individu joue son rôle social – homme ou femme – dans le cadre d’une conjugalité nécessairement hétérosexuelle. On condamnait non pas une anatomie génitale jugée ambiguë mais un comportement sexuel, celui des « sodomites ».
En 2013, l’historien de la médecine Thomas Laqueur (Laqueur 2013), dans son ouvrage La Fabrique du sexe, décrit les évolutions de la façon de concevoir le sexe biologique. Il suggère que jusqu’au XVIIIe siècle, la biologie du sexe était pensée selon ce qu’il appelle un « modèle unisexe » : un unique continuum de multiples différences biologiques au sein d’une même humanité. Ce ne serait qu’à partir de l’époque des Lumières que l’on aurait commencé à développer un modèle de compréhension du sexe comme strictement binaire, et à en confier la définition à diverses autorités médicales.
Ce ne sont que deux exemples un peu classiques au sein des études de genre, mais ils ont été fondateurs à l’égard des travaux portant sur la notion de « sexe ». Ce qu’il faut retenir ici, c’est que si on regarde l’histoire du concept de « sexe biologique », 1) son rôle à l’égard des identités sociales et personnelles est variable (il n’a pas toujours été conçu comme un fondement biologique et psychique de l’identité) ; 2) et la manière dont on l’a conceptualisé scientifiquement a connu bien des versions, qui ne sont pas toutes des bicatégorisations. C’est à cet égard que l’on parle désormais du sexe comme d’une « construction sociale » : le sexe n’est pas une réalité qui s’impose à nous, c’est une manière parmi d’autres que nous avons de découper le réel pour mieux le comprendre et organiser nos sociétés.
Ça ne veut pas dire que toutes les conceptions du sexe biologique se valent, ça veut simplement dire que, pour la biologie du sexe comme pour tout travail scientifique, il faut rester vigilant à l’égard des concepts qu’on manie, et ce pour la bonne et simple raison que c’est nous qui les avons construits. Ils sont informés par nos façons de penser, nos préjugés, nos représentations. Ils sont, comme tout travail scientifique également, toujours susceptibles d’être bouleversés, modifiés, voire rendus obsolètes par les avancées de la recherche, par les nouvelles questions que l’on pose, par ce que l’on espère obtenir. Et lorsqu’un concept se révèle inadéquat, superflu ou encore nuisible à la compréhension de notre objet d’étude, il faut en changer, l’amender voire l’abandonner.
A-t-on, aujourd’hui, une « bonne » conceptualisation du « sexe » ? Est-ce que notre concept de « sexe biologique » s’est extirpé de notre récente propension à vouloir que les hommes et les femmes soient différents biologiquement, complètement distincts l’un de l’autre au point qu’on pourrait presque y voir deux espèces humaines ? Est-ce qu’on ne manque pas de meilleurs modèles pour comprendre le phénomène biologique du sexe chez les humains ? Je vous propose à présent d’explorer quelques pistes critiques de la notion de « sexe » en biologie.
Segment ¾ : Sexe et biologie
En biologie, on se situe en amont de toute potentielle utilisation du concept de sexe pour améliorer les soins. Le « sexe » de la biologie, lorsqu’il désigne l’étude du caractère sexué d’un individu, pose principalement la question des causes et des conséquences du dimorphisme sexuel au sein d’une espèce donnée. Il concerne alors les espèces anisogames gonochoriques : celles dont le processus reproductif implique deux types de gamètes différents (anisogamie), portés par des individus qui ne peuvent produire que l’un des deux types de gamètes (gonochorisme). Ce qui amène à dire : les gamètes dits « mâles » sont produits par des individus dits « mâles » et les gamètes « femelles » sont produits par des individus dits « femelles ». Dans cette configuration, s’interroger en biologie sur le « sexe » d’un individu signifie donc répondre à deux types de problématiques. D’une part, il s’agit de chercher comprendre les raisons évolutives qui font que les mâles d’une l’espèce ont tels traits qui leur sont propres, tandis que les femelles de l’espèce ont plutôt tels et tels traits. D’autre part, il s’agit d’expliquer les phénomènes développementaux de la sexuation des corps qui façonnent, au sein d’un environnement donné, les traits des individus mâles et les traits des individus femelles, de leur conception à leur mort.
L’espèce humaine est une espèce anisogame et gonoquorique, aussi la biologie considère généralement qu’elle comporte à cet égard deux types d’individus distincts : des mâles qui produisent des gamètes mâles, et des femelles qui produisent des gamètes femelles. De ce dimorphisme gamétique découle, je le disais, l’idée d’un dimorphisme dit « sexuel » : les mâles et les femelles produisant des gamètes différents, on considère qu’ils ont des « rôles reproductifs » différents, qui façonnent leurs corps en deux grands schémas biologiques. À partir de là, on peut chercher à expliquer les différences biologiques et comportementales des individus mâles et des individus femelles en les envisageant comme un ensemble de traits et de stratégies reproductives découlant de la spécificité des gamètes qu’ils produisent. Ce sont des thèses qui ont été soutenues par certains biologistes de l’évolution, notamment dans la « théorie de l’investissement parental » élaborée au début des années 1970 par Robert L. Trivers, ou dans la désormais largement discréditée sociobiologie (Nelson 2017).
Comme vous vous en doutez, on tient là une matrice de définition binaire des individus, matrice qui apparaît très propice aux explications réductionnistes naturalisantes : on peut en venir à dire qu’un individu est son sexe, qu’il est tout entier mâle ou femelle, que son existence est déterminée par le fait qu’il produise soit des ovules, soit des spermatozoïdes et cherche en conséquence à se reproduire du mieux qu’il peut. Mais cette conception binaire du dimorphisme sexuel et des comportements reproductifs associés, fondée sur le binarisme fondamental du dimorphisme gamétique, a fait l’objet de critiques en épistémologie de la biologie du sexe. Elles sont très nombreuses et très riches et j’en présente ici seulement un échantillon réduit.
Les travaux respectifs de la biologiste Anne Fausto-Sterling (Fausto-Sterling 2012) et du philosophe Thierry Hoquet (Hoquet 2016) sur l’intersexuation dans l’espèce humaine sont une tentative de remettre en cause le modèle binaire de compréhension du sexe biologique. Tous deux montrent en effet que les mécanismes biologiques développementaux à l’origine des différences sexuelles sont complexes et loin de se déployer selon une stricte logique binaire. Une fois ceci noté, il semblerait alors plus rigoureux, plus exact, de sonner la fin de la bicatégorisation de sexe et d’affirmer que le sexe des individus est à situer non pas sur une polarité binaire qui tend à pathologiser artificiellement tout écart à la norme, mais sur un continuum.
À ce stade, nous informe Pris Touraille dans sa notice « Mâle/Femelle » de L’Encyclopédie critique du genre (Rennes et Collectif 2021), une affirmation reste intacte : il y a toujours des individus mâles et femelles, c’est-à-dire des individus qui participent à la reproduction sexuelle avec des gamètes qui sont binaires. Donc, même s’il y a de la diversité dans les mécanismes développementaux de sexuation des corps, une polarité nette demeure autour du sexe individuel comme impliqué dans la reproduction sexuelle. À un moment, on est soit un mâle parce qu’on produit des gamètes mâles, soit une femelle parce qu’on produit des gamètes femelles. Mais est-ce que c’est vraiment une catégorisation pertinente ?
Suivons Pris Touraille, toujours dans sa notice « Mâle/Femelle ». Elle y pose la question de savoir si le phénomène du gonochorisme rend nécessaire la création des catégories mâle/femelles. Est-ce qu’on pourrait avoir le sexe mâle sans être un mâle ? La réponse est, pour elle : oui. Bien sûr, le gonochorisme a pour conséquence le dimorphisme sexuel. Pour autant, il n’y a pas de définition transpécifique des mâles et des femelles, aucun critère universel qui permette d’unifier ces catégories au niveau des dimorphismes sexuels. Par exemple, les individus produisant des gamètes mâles ne sont pas toujours plus gros ou plus agressifs que les ceux produisant des gamètes femelles, et inversement les individus produisant les gamètes femelles ne sont pas toujours plus petits et plus réticents à l’accouplement, comme certaines théories ont pu essayer de l’affirmer. Les modalités d’accouplement et les investissements parentaux sont, également, très variables en fonction des espèces. Par ailleurs, la proposition de Touraille s’accorde avec les thèses d’Anne Fausto-Sterling et de Thierry Hoquet : au sein d’une même espèce, les dimorphismes sexuels sont sujets à d’importantes variations. Le sexe des individus – la formation des chromosomes sexuels, des gonades, des appareils génitaux et des caractères sexuels secondaires – est le résultat d’un processus développemental, et ce développement peut produire de nombreuses formes, depuis la variation des chromosomes jusqu’à celle de la pilosité faciale. Ainsi, Touraille conclut :
« Parler de « mâles » et de « femelles » pour désigner les corps ne permet de rendre compte d’aucune réalité biologique au-delà du type de gamètes que les corps produisent. »
Mais alors, pourquoi cette bicatégorisation demeure-t-elle ? Touraille explique que c’est une bicatégorisation qui « amène à considérer les organismes sous un seul prisme : la procréation ». C’est ce que nous disions un peu plus tôt, et pour Touraille réduire les individus à leurs fonctions procréatrices sert à défendre et justifier par l’argument du « naturel » un ordre social sexiste. Et en effet, tous les aspects de la biologie, de la morphologie et de la physiologie d’un individu ne participent pas à la reproduction, n’ont pas été sélectionnés dans l’évolution comme support à la reproduction. D’une part, toute sélection naturelle n’est pas une sélection sexuelle, c’est-à-dire que si certains traits ont été sélectionnés à travers le fait qu’ils maximisent les capacités reproductives des individus, d’autres traits ont quant à eux été sélectionnés à travers le fait qu’ils maximisent la survie individuelle. D’autre part, des organes et des mécanismes que l’on considère généralement comme ayant une fonction reproductive n’y sont en réalité pas cantonnés. Par exemple, Touraille explique, en s’appuyant sur des travaux d’écologie comportementale et de neurosciences comportementales :
« Les sensations hédoniques que procure la stimulation des organes sexuels peuvent seules constituer la motivation nécessaire à l’activité sexuelle : ce sont ces sensations qui sont la cible de la sélection, évolutivement parlant, non la procréation. »
Un trait qu’on présente comme faisant partie du « sexe » d’un individu, comme étant le produit du dimorphisme sexuel, n’a pas forcément de fonction reproductive. Ce trait ne participe pas nécessairement à la production d’un gamète mâle ou femelle, ni nécessairement à faire en sorte que ce gamète en rencontre un autre.
Il apparaît donc inapproprié de conserver la bicatégorisation mâle/femelle : elle désigne les individus tout entiers comme des producteurs de gamètes et c’est à tort qu’elle dévoue leur entière biologie à cette tâche reproductive. Une telle bicatégorisation tend ainsi à induire des représentations inexactes de la biologie du sexe en général. Et cela alimente, en conséquence, dans le cas de la biologie du sexe chez les humains, des représentations sociales réductionnistes et différentialistes qui envisagent le sexe individuel comme un fondement premier de toute anatomie et de tout comportement, et présentent non seulement les comportements sexuels mais également l’ensemble des comportements des individus sous le seul prisme de la reproduction. C’est à la fois faux et dommageable politiquement, entraînant sexisme, homophobie, transphobie, pathologisation des personnes intersexes, etc.
Résumons le parcours effectué dans ce premier audio. Nous avons vu trois choses.
Premièrement, nous nous sommes intéressæs à l’origine de la distinction entre les concepts de sexe et de genre et à la façon dont cette distinction a pu occulter le caractère construit du concept de sexe en le présupposant comme un donné biologique invariable.
Deuxièmement, nous avons noté que la catégorie de « sexe », sa conception en biologie et ses implications sociales sont variables en fonction des époques et des sociétés, que ces variations sont étudiées et que le concept actuel de « sexe » est également un sujet d’étude et de discussion en épistémologie de la biologie ;
Enfin, nous avons noté que la bicatégorisation de sexe en biologie désigne la dyade gonochorique mâle/femelle, bicatégorisation qui a été discutée et jugée par certains·es chercheurs·ses comme étant inappropriée à la recherche en biologie, trompeuse et faisant risquer un dangereux réductionnisme.
Dans le prochain audio, on s’intéressera aux travaux qui ont défendu, pour diverses raisons, la nécessité de l’utilisation de la catégorie de « sexe » au côté de la catégorie de « genre » dans les sciences biomédicales. Dans ces sciences, l’horizon et les objectifs de recherche sont autres : on cherche à expliquer non pas simplement la présence de tel ou tel traits, mais à comprendre l’apparition variable de pathologies, à proposer des moyens de les prévenir et de les soigner, et ce en fonction de corps potentiellement différents du fait de leur caractère sexué. On s’y retrouve très vite !
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