Script « Sexe et biomédecine #2 : Sauver le sexe en biomédecine »

Introduction
     Aujourd’hui dans Game of Hearth, on poursuit notre série de trois audios sur le concept de sexe dans les sciences biomédicales : bienvenue dans le deuxième épisode, où l’on s’intéressera aux travaux défendant la nécessité de l’utilisation du concept de sexe biologique dans les sciences biomédicales.

    [En préambule, je me dois de vous fournir un petit avertissement concernant le vocabulaire : notez que les travaux que je vais mentionner dans cet audio utilisent les termes « homme » et « femme » pour désigner respectivement les catégories de « mâle » et de « femelle » et ne prennent en compte ni les personnes intersexe ni les personnes trans. On voit donc d’emblée la limite de ces approches, qui laissent de côté de nombreuses personnes nécessitant, comme tout un chacun, une prévention en santé et des soins adaptés et de qualité. Certains chercheurs et certaines chercheuses dont je vais vous parler aujourd’hui reconnaissent ces limites avec prudence et appellent des travaux ultérieurs pour pallier à cette insuffisance. D’autres ont simplement ignoré le problème et ont, il faut le dire, considérablement alimenté les discours transphobes et intersexophobes. Ainsi, dans cette audio, lorsque j’utiliserai les termes « homme » et « femme », ce sera malheureusement, il s’agira d’un raccourci sous-entendant que ces individus sont également cisgenres et dyadiques.]

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    Reprenons. Dans le précédent audio, nous nous étions arrêtæs sur l’idée que la bicatégorisation du sexe via la définition d’individus dits « mâles » et d’individus dits « femelles » était un outil conceptuel qui semblait peu satisfaisant, si ce n’est complètement inutile pour la biologie en général. Réduisant à tort les individus à de simples producteurs et porteurs de gamètes, il s’agit de surcroît d’une bicatégorisation dangereuse quand on la transfère pour penser le monde social.
    Cependant, un problème demeure : et si le concept de sexe et sa bicatégorisation était un outil pragmatique indispensable ? Certes, le sexe d’un individu est issu de processus développementaux qui prennent diverses formes, plus de deux. Certes, tous les traits sexués ne sont pas nécessairement impliqués dans la reproduction. Mais il n’y en a pas moins des corps sexués, dont la physiologie est modelée par l’expression d’un processus de sexuation des corps, ce qui tend à créer de la différence. Et cette différence, qu’elle ait ou non un lien avec les processus reproductifs, il faudrait la prendre en compte dans les sciences biomédicales si l’on veut se donner les moyens de comprendre finement les mécanismes biologiques à l’origine des états de santé et de maladie.

Segment ⅓ : Une médecine sexo-spécifique ?                  
    Évidemment, c’est un terrain miné. Nous le disions dans l’audio précédent en parlant de l’historicité du concept de sexe, et le sociologue Steven Epstein (Epstein 2014) le rapporte en ces termes dans son article « Différences corporelles et identités collectives » :

« Dans l’Europe du XVIIIe siècle […] de fortes notions des différences médicales fondamentales entre hommes et femmes – sur les hommes et les femmes comme « opposés » étaient utilisées par certaines autorités médicales pour insuffler une vie nouvelle aux affirmations selon lesquelles les femmes étaient destinées à être socialement subordonnées aux hommes. »

    Un différentialisme essentialiste du sexe biologique s’est installé, et il a servi une rhétorique sexiste avant d’être déconstruit et invalidé. Évidemment, ce n’était ni la première ni la dernière occurrence de ce type d’utilisation du concept de sexe dans les sciences biomédicales et en médecine. Il est donc important de relever les risques de ce type d’utilisation du concept de « sexe », et plus particulièrement de son soubassement bicatégoriel homme/femme ou mâle/femelle.

    Une autre forme de différentialisme médical à l’égard du sexe des individus a fait surface aux États-Unis au début des années 1990, lorsque des chercheuses au sein des sciences biomédicales ont commencé à critiquer l’absence, totale ou partielle, des femmes dans les essais cliniques (les essais cliniques étant les phases de tests de nouveaux traitements, notamment pharmacologiques). Elles ont appelé à ce que, désormais, les résultats de ces deux segments de la population soient comparés en termes d’efficacité et de dangerosité des traitements développés et testés.

    A priori, on partait d’une bonne intention : cesser de faire des hommes un standard, afin de mieux soigner les femmes dans leur spécificité, leur éviter des effets secondaires dramatiques… qui a envie de dire non ? Surtout quand on a des preuves de la mise à l’écart des femmes de certaines études, pour diverses raisons pour le moins discutables.

    Par exemple, en 1977, toutes les femmes en âge de procréer ont été exclues de certaines études (on ne sait jamais que la dame soit enceinte et qu’on blesse un fœtus !). Il y a également eu le refus de travailler sur les femmes au prétexte que la fluctuation des taux d’hormones fait d’elles des sujets compliqués.

    Steven Epstein résume ainsi cette exclusion des femmes en tant objet d’étude de la recherche biomédicale :

« Implicitement, les hommes étaient conçus comme des humains prototypiques ; les femmes étaient perçues comme contraires, déviantes ou autres, et donc comme des objets problématiques pour la recherche biomédicale. »

    C’est, donc, au début des années 1990 que la tendance se renverse aux États-Unis et que cette exclusion devient scandaleuse. Un groupe de pression est mis en place (la Société pour l’avancement de la recherche sur la santé des femmes) et un Bureau de Recherche sur la Santé des Femmes est créé au sein de l’Institut américain de la santé. Quelques chercheuses se mettent à défendre la pertinence d’une recherche biomédicale – et donc d’une médecine – s’intéressant aux spécificités biologiques des femmes. Ces chercheuses ont avancé, par exemple l’idée selon laquelle les pathologies cardiaques auraient chez les femmes des symptômes différents de ceux des hommes, et les traitements de ces pathologies, conçus pour les hommes, n’auraient pas la même efficacité chez les femmes. Second exemple, plus vaste : elles ont suggéré que les organismes des femmes n’absorberaient pas les substances pharmaceutiques de la même façon que ceux des hommes.

    S’élabore alors un discours selon lequel il y aurait des différences biologiques fondamentales et « évidentes » entre hommes et femmes, et que celles-ci seraient génétiques, physiologiques, hormonales, psychologiques et comportementales.
Odile Fillod, chercheuse indépendante et autrice du blog Allodoxia, dans son article « Une médecine inadaptée aux femmes car négligeant leur différence biologique ? » (Courau, Jarty, et Lapeyre 2022) retrace l’émergence de ces initiatives états-uniennes ainsi que l’exportation en France, au début des années 2010, de la défense d’une médecine adaptée au « sexe » des individus. Elle note que ces discours, qui sont porteurs d’une biologie différentialiste dont elle fait la critique, ont été principalement relayés par l’essayiste et chroniqueuse Peggy Sastre et par la chercheuse en génétique Claudine Junien.

    Odile Fillod affirme que ces deux voix françaises, en mettant en avant l’idée que les femmes ont été négligées par une recherche biomédicale sexiste car intéressée aux seuls hommes, sont parvenues à banaliser l’idée qu’il est nécessaire de développer une médecine sexo-spécifique, et donc d’étudier abondamment, dans les sciences biomédicales, les différences entre hommes et femmes. Pourtant, note-t-elle :

« la dénonciation de l’inadaptation de la constitution féminine à la prise en charge des maladies communes aux deux sexes s’avère infondée. »

    Détaillant la fausseté des affirmations communément admises sur la « santé cardiaque des femmes » et sur l’effet plus délétère chez elles des médicaments, mentionnant la faible pertinence des résultats des travaux sur le sexe du cerveau et des modèles animaux servant à explorer la différente sexuelle, Odile Fillod conclut à la désinformation. Le projet d’une médecine sexo-spécifique, quelles que soient ses intentions premières et même si elle se présente comme féministe, viendrait en réalité alimenter, avec son inexactitude auréolée de scientificité, une pensée différentialiste sexiste.

Segment ⅔ : Reprendre la distinction sexe/genre
    En a-t-on pour autant fini avec le concept de « sexe » comme outil pratique dans les sciences biomédicales ? Faut-il faire sauter définitivement la notion après ces usages douteux qui l’ont transformée en réductionnisme biologique ? Le chemin n’est pas encore achevé. En effet, après avoir critiqué le projet d’une médecine sexo-spécifique adossée à une biologie du sexe différentialiste et essentialisante, Odile Fillod note :

« L’exploration des causes proximales de différences moyennes entre femmes et hommes dans les maladies et leur prise en charge, qu’elles soient psycho-sociales ou matérielles et découlant d’un contexte culturellement genré ou directement liées au sexe biologique, ainsi que l’étude pluridisciplinaire et longitudinale des interactions entre ces facteurs, est à l’évidence plus prometteuse. »

    À quoi fait-elle référence ? Elle fait référence aux travaux se développant dans et sur les sciences biomédicales depuis la fin des années 2000. Car il y a des approches qui, en tentant de se garder de tout essentialisme biologique, cherchent à expliquer et prendre en charge médicalement les différences de causes et de manifestations des pathologies ainsi que les différences d’efficacité des traitements médicaux, lorsque ces différences sont liées soit au genre, soit au sexe, soit aux deux phénomènes, dans le cadre de la santé humaine. Oui, vous avez bien entendu : nous voici revenus à la distinction entre sexe (comme phénomène biologique) et genre (comme phénomène social), étant entendu cette fois-ci que les phénomènes que désignent ces notions ne sont pas conçus comme totalement étanches, bien au contraire : on cherche précisément à étudier leurs interactions.

    Un exemple de cette prise en compte dans les sciences biomédicales du concept de « sexe » au côté de celui de « genre », c’est l’approche que proposait en 2003 l’épidémiologiste Nancy Krieger dans son article « Genders, sexes, and health: what are the connections and why does it matter? » (Krieger 2003). Selon elle, si avant les années 1970 le terme de « genre » était absent des revues de recherche biomédicale et de santé publique, il est désormais omniprésent, mais utilisé de manière assez légère, souvent comme s’il était interchangeable avec le terme de « sexe ». Pour Krieger, ce flou est un tort : il convient de définir et d’utiliser distinctement les termes afin de mener une recherche scientifique rigoureuse. C’est ce qui permettra selon elle de déterminer si une différence en santé entre homme et femme est le produit d’une dynamique sociale, d’une dynamique biologique, ou encore d’une interaction entre une dynamique sociale et une dynamique biologique, afin d’établir une prévention et des soins adaptés.   

    On notera, en rappel au préambule fait à cet audio, que si Krieger souhaite établir dans les sciences biomédicales et la recherche en santé publique une distinction claire entre sexe et genre, elle persiste à utiliser de manière interchangeable les termes « hommes/femmes » et « mâles/femelles » et ne prend pas en compte l’existence des personnes trans et intersexes. Cela pose de sérieuses limites à ce travail. Cependant, vous verrez que je tenterai, en relevant le vocabulaire imprécis qu’elle utilise, d’en atténuer le caractère à la fois confus et discriminant. À noter également : le sexe, pour Krieger, recouvre la bicatégorisation mâle/femelle, dont on a vu avec Pris Touraille qu’elle est discutable.

    Mais nous prenons ici le temps de considérer la proposition de Krieger et sa postérité pour deux raisons.
En premier lieu, dans l’optique de Krieger, le travail de distinction du sexe et du genre et l’étude de leurs interactions vise précisément à élaborer pour les sciences biomédicales des méthodes qui ne soient pas essentialistes ou réductionnistes. On donc peut se dire, au moins temporairement, que l’imprécision et le potentiel discriminatoire de la proposition de Krieger ne lui sont pas nécessairement fatals. Mais nous devons la considérer comme un travail perfectible – raison pour laquelle on s’attardera également sur sa postérité.

    Deuxièmement, nous cherchons dans ce présent audio à interroger la pertinence de la catégorie de « sexe » lorsqu’elle est prise comme un outil pragmatique pour explorer les différences en santé. C’est pourquoi se poser à nouveau la question de l’intérêt de la catégorie de « sexe » n’est pas ici une répétition de ce que nous pouvions dire pour la biologie en général dans le précédent audio, mais un nouvel angle d’approche. Le concept de « sexe » et sa bicatégorisation sont ici non pas une fin en soi, une façon d’établir qu’il existe ou qu’il n’existe pas réellement de mâles et de femelles. Ici, le concept de sexe est un outil dont on se demande s’il peut remplir une fonction d’exploration des causalités. Évidemment, il faut que cet outil soit présenté comme tel, avec les limites qu’il comporte. Et probablement devra-t-il être d’autant plus présenté dans ses limitations qu’il mobilise des catégories qui ont bien souvent été essentialisées pour servir des agendas différentialistes et sexistes.

    Revenons à présent à Krieger et à son appel à distinguer, dans les sciences biomédicales, ce qui tient du sexe, du genre ou de l’interaction entre les deux, dans le but gagner en subtilité de compréhension des états de santé et de maladie. Afin d’illustrer l’importance de travailler à comprendre l’entrelacement entre dynamiques sociales et dynamiques biologiques, l’épidémiologiste propose douze exemples de causalités en santé, plus ou moins complexes, liées ou non au sexe et/ou au genre. Je vous en présente ici quatre.

    Premier exemple : un cas où seul le genre intervient dans un processus de causalité en santé, plus précisément au moment de l’exposition à un risque. Comment expliquer que les soignantes soient plus touchées que les soignants par la contamination via les aiguilles de soin lors des interventions auprès des patients ? Du fait de la division genrée du travail, ce sont principalement des femmes qui occupent les postes d’infirmières impliquant la manipulation de seringues au quotidien.

    Deuxième exemple : un cas où seul le sexe intervient dans une causalité en santé, plus précisément au moment de l’exposition à un risque. Comment expliquer la variabilité des symptômes dus à l’exposition à une huile de cuisson contaminée aux biphényles polychlorés ? Si les lésions oculaires et dermales sont communes, seules les personnes ayant un cycle menstruel font l’expérience de la perturbation de ce cycle (je précise qu’ici, Krieger parle des « femmes », terme qui fait plus volontiers référence au concept de genre, ce qui est, comme je le disais, plutôt imprécis et discriminant).

    Troisième exemple : un cas où le genre intervient au moment de l’exposition à un risque, et le sexe intervient au moment du développement de la pathologie. Comment expliquer la prévalence des malformations péniennes chez les enfants (dont Krieger précise qu’ils sont des enfants mâles) dont la mère a été exposée à des perturbateurs endocriniens dans le cadre de son travail ? Ici, il faut commes souvent comprendre qu’une « mère » est une femme cisgenre. Et c’est donc la division genrée du travail qui amène principalement les femmes cisgenres à travailler dans un emploi les exposant à de forts taux de phtalates : celui de coiffeuse. Cependant, la biologie du sexe intervient après l’exposition : seuls les enfants qui développent un pénis sont sujets aux malformations péniennes.

    Quatrième exemple : un cas où le genre et sexe interviennent au moment de l’exposition à un risque, mais aussi au moment du développement de la pathologie. Comment expliquer l’apparition chez les femmes d’une périménopause ? Je le précise de nouveau : ici, le terme « femmes » désigne les femmes cisgenres. La structuration genrée des sociétés, à travers l’écart salarial, mène les femmes à faire davantage l’expérience de la pauvreté. Le genre a alors un impact sur la biologie du sexe : la moindre qualité de vie de nombreuses femmes par rapport à la qualité de vie des hommes mène au tarissement précoce des ovocytes.
Ce que montre Krieger à travers ces exemples, c’est la complexité des causalités en santé, le besoin de distinguer entre, d’une part, ce qui concerne un substrat biologique marqué par la sexuation (c’est-à-dire le concept de sexe) et, d’autre part, ce qui est le résultat d’agencements sociaux promouvant des différences de comportements et de traitements entre une catégorie « homme » et une catégorie « femme » (c’est-à-dire le concept de genre). Sans cette distinction entre sexe et genre, explique la chercheuse, on s’empêcherait de saisir la complexité des phénomènes de santé et de trouver des leviers adaptés pour la prévention et le soin.

    Je voudrais attirer votre attention sur le fait que, pour Krieger, il y a indéniablement des phénomènes dont les causes et/ou les conséquences sont soit biologiques (c’est-à-dire le fait du « sexe »), soit sociales (c’est-à-dire le fait du « genre »), soit intriquées mais toujours distinguables dans leurs mécanismes. Pour Krieger, cela semble aller de soi : s’il faut bien faire l’effort de la distinction, la distinction en elle-même ne pose pas de problème fondamental. On verra par la suite que cette certitude est questionnable, et que ce qu’elle a l’air de concevoir comme une simple recommandation de bon sens est en réalité une affaire pour le moins compliquée.

Segment 3/3 : Construire des méthodes
    La thèse de Krieger, même si elle reprend de manière un peu hasardeuse des bicatégorisations floues et discutables, n’en a pas moins connu une certaine postérité. Cette postérité a affiné le réinvestissement de la distinction entre « sexe » et « genre » en cherchant à la rendre plus complète, plus rigoureuse, plus opératoire, et dans une certaine mesure plus consciente d’elle-même en tant que construction, qu’outil pratique. En effet, le but de cette distinction est, je le répète, un but pratique. Il ne s’agit pas, pour Krieger et ses continuateurices, de réifier le « biologique » et le « social ». Certes, la réification est toujours un danger imminent, surtout chez Krieger puisqu’elle interroge peu ou pas la distinction dont elle réclame l’usage. Mais la réification de ces catégories ne fait pas partie de l’intention première de la chercheuse, il s’agit plus d’un effet collatéral, du résultat d’une sous-conceptualisation des notions utilisées. Les continuateurices de Krieger tentent de se prémunir autant que possible de ces effets collatéraux.

    Je vous propose à présent, à titre d’exemple, de découvrir succinctement deux articles qui adoptent une thèse similaire à celle de Krieger eu égard à l’utilisation de la distinction sexe/genre dans les sciences biomédicales. Le premier article s’intéresse à l’usage de cette distinction dans le cadre de l’épidémiologie, le second article à son usage dans le cadre des sciences biomédicales expérimentales.

Premier article : du sexe et du genre pour l’épidémiologie
    On s’intéressera ici à l’article de Colineaux et de ses collègues, publié en 2021  : « Considering Sex and Gender in Epidemiology: a Challenge Beyond Terminology » (Colineaux et al. 2022). Dans cet article, les auteurs et autrices entendent proposer des outils à destination des épidémiologistes, afin que ceux-ci puissent mesurer les effets du genre sur les états de santé et de maladie. Si le concept de genre semble plus central dans cet article, appeler un plus gros travail définitionnel, le concept de « sexe » est également invoqué. Les auteurices affirment la nécessité de garder le concept de « sexe » distinct de celui de « genre », quoique les causalités biologiques et sociales soient fortement entremêlées et en interaction constante. On retrouve là les fondements de la thèse de Krieger.

    Après avoir expliqué que les chercheurs en sciences biomédicales reprennent généralement la distinction sexe/genre formée par Oakley pendant les années 1970, le sexe est défini par les auteurices comme :

« une construction sociale, fondée sur un ensemble de caractéristiques biologiques de différentes nature (les gènes, les hormones, l’anatomie, etc.), en lien direct ou indirect avec les fonctions reproductives, et en général fortement corrélées les unes aux autres au sein de chaque catégorie de sexe. »

    Le fait que le concept de sexe soit une construction sociale, pour être mentionné, n’est pas spécifiquement relevé comme pouvant fausser l’appréhension des mécanismes biologiques attribués au « sexe », à la sexuation des individus en deux catégories générales – les fameux mâles et femelles. Mais les auteurices sont cependant bien conscients·es des limites de la définition d’Oakley et de la difficulté qu’il y a à étudier les mécanismes biologiques usuellement attribués au « sexe » pour eux mêmes, hors de tout influence des phénomènes sociaux genrés. Iels expliquent en effet que l’éducation genrée que reçoit un individu est fortement associée à son sexe, au fait d’être mâle ou femelle. En effet, c’est après observation du sexe gonadique (c’est-à-dire l’observation des parties génitales externes) que les parents affirment qu’ils éduquent soit une fille soit un garçon. Dans les études sur la santé, le sexe agit donc comme un facteur confondant, il vient perturber la considération de l’impact du genre sur la santé des individus. Inversement, le genre agit comme un facteur confondant, empêche de saisir de l’impact spécifique du sexe sur la santé des individus. Les deux phénomènes sont entrelacés dans une même causalité, et savoir ce qui tient du seul substrat biologique du sexe – ou, inversement, ce qui tient du seul genre social – est particulièrement difficile. Les dynamiques de genre ont sur la biologie des individus des effets qui peuvent être confondus avec les effets biologiques de la sexuation des individus, et inversement.

    Pourtant, pas question pour les auteurices d’abandonner la distinction sexe/genr : il faut, au contraire, travailler à expliquer les mécanismes qui entrelacent ce qui tient du sexe et ce qui tient du genre. Pour cela, iels proposent deux stratégies méthodologiques visant à expliquer les différences de santé entre hommes et femmes via les interactions entre sexe et genre.
Je ne vais pas rentrer dans le détail de ces stratégies car je voudrais en venir directement à ce qui concerne le sujet de cet audio : il n’y a pas de définition et de conceptualisation forte du sexe dans l’étude de Colineaux et de ses collègues. Certes, les auteurices reconnaissent bien la difficulté de séparer sexe et genre dans les mécanismes ayant des effets en santé. Certes, iels reconnaissent également la subtilité et la grande variabilité des phénomènes liés au genre. Pour autant, la question de la délimitation du phénomène du « sexe » n’est pas abordée. Ainsi, il n’y a aucune piste concrète pour le distinguer du genre, ni non plus d’autres phénomènes biologiques qui n’entreraient pas dans la catégorie du « sexe ». Et, comme cela est précisé par les auteurices, puisque le sexe est une « construction sociale », il ne saurait s’imposer comme un fait indiscutable, et il est nécessaire d’en circonscrire les contours tout autant que ceux du genre le sont. Le « sexe » est-il apparu aux auteurices comme une binarité plus simple, moins sujette à confusion ? Probablement pas, puisqu’iels notent dans les limitations de leur article que leurs stratégies méthodologiques risquent de renforcer une perception binaire tant du genre que du sexe, deux concepts qu’il convient de ne pas essentialiser ou réifier. Par ailleurs, iels notent que les propositions contenues dans leur étude sont limitées aux personnes cisgenres et dyadiques. On peut donc se demander si les méthodes proposées peuvent réellement avoir une visée pratique, puisqu’elles sont fondées sur une distinction qui reste floue, sous-déterminée.

    Mais gardons cela pour plus tard et intéressons-nous à un second article qui fait partie de la postérité de Nancy Krieger et de sa volonté de reprendre la distinction sexe/genre dans les sciences biomédicales.

Deuxième article : du sexe et du genre pour les sciences biomédicales expérimentales
    Dans leur publication de 2014 “First steps for integrating sex and gender considerations into basic experimental biomedical research”, Ritz et al. (Ritz et al. 2014) discutent, également dans les pas de Krieger, la difficulté qu’il y a à étudier les influences distinctes mais entremêlées du sexe et du genre sur les états de santé et de maladie. Les chercheurs et chercheuses s’intéressent dans cet article aux sciences biomédicales expérimentales, c’est-à-dire celles où les sujets d’études sont des cellules in vitro et des animaux de laboratoire.

    Les phénomènes du genre, affirment-iels, sont complexes et très divers. Ils se prêtent par conséquent très mal à ce cadre scientifique qui « aspire à réduire la complexité et à contrôler autant de variables que possible. » Le genre est difficile à abstraire, à généraliser, à modéliser : ses mécanismes sont multiples, variables, changeants. Il y a une perte de complexité considérable lorsqu’il s’agit d’essayer de capturer l’influence du genre au niveau moléculaire. Il y a une perte de complexité, également, dans les études sur des modèles animaux, où il s’agit in fine de comparer les comportements animaux avec les comportements humains, comparaisons qui sont parfois très périlleuses et discutables.

    Quant au sexe, poursuit l’article, que cela soit dans les études in vitro ou sur animaux, nombreux sont les obstacles techniques et financiers qu’il faudrait pouvoir surmonter avant de parvenir à isoler les effets du sexe d’autres causalités biologiques ou de la causalité dite « sociale » du genre. En effet – et je me permets de citer l’article de manière un peu extensive en ce qui concerne l’utilisation du sexe dans les études in vritro car il est limpide :

« le sexe n’est pas une propriété fixe des cellules en elles-mêmes – c’est aussi une propriété du corps, dynamique et changeante. Lorsque les cellules sont prélevées sur le corps et mises en culture, elles n’emportent pas nécessairement avec elles tout ce que c’est qu’être un mâle ou une femelle. Dans le corps, les cellules sont sujettes à des myriades d’interactions complexes entre différents types de cellules, les hormones du sexe et du stress, les neurotransmetteurs, les nutriments, les cytokines, les coenzymes, les stimulations neurales et les expositions environnementales, qui varient en fonction du sexe du corps et de ses expériences sociales genrées (qui sont aussi en interactions avec de nombreuses autres influences sociales, comme le statut socio-économique ou l’expérience de la stigmatisation ou de la discrimination) ; lorsque les cellules sont mises en culture, les influences complexes du corps sexué et genré disparaissent en grande part. »

    La variable de sexe, en laboratoire, à l’échelle cellulaire, semble ainsi d’une utilité particulièrement discutable. Ce qu’on peut lui faire dire, ce qu’on peut conclure à partir de sa prise en compte paraît très limité : le sexe, sans environnement, n’est plus vraiment le sexe. Je ne m’attarde pas sur la question de la prise en compte de la variable du sexe dans les études animales : on se heurte avec la prise en compte du « sexe » au même problème qu’avec la prise en compte du « genre ». La translation de ces modèles vers les humains, étant donné ce que l’on vient de dire de la complexité et du caractère environnementalement situé du sexe, est une tâche qui rencontre bien des obstacles et des limitations. Ces obstacles et limitations ne sont d’ailleurs pas seulement liés à la distance entre l’animal et l’humain, mais également aux conditions dans lesquelles sont réalisées les études animales :  elles sont développées dans des laboratoires, qui sont des environnements de vie très particuliers.

Restons en suspens.
    On va s’arrêter ici, au milieu d’un déséquilibre que vous avez peut-être remarqué : si les travaux non-essentialistes présentés dans cet audio s’entendent sur la nécessité de distinguer le sexe du genre pour améliorer la recherche dans les sciences biomédicales, ils semblent avoir beaucoup de mal à définir le sexe, à en dessiner les contours. Le sexe devient un peu : « oui, ce truc biologique là, dont on a décidé que c’était le sexe, qui est un peu partout dans le corps et en même temps nulle part, parce que c’est une dynamique développementale et très environnementale… et puis c’est difficile de dire si ça n’est pas tout simplement un effet du genre, mais… bon bref vous voyez de quoi je parle, pas la peine d’insister ! » Peut-être – peut-être – serions-nous face à un genre de constructivisme qui n’a pas achevé son mouvement de conceptualisation d’un terme – le « sexe » – dont il entend se servir de manière purement pratique.

    C’est ce qui m’amène à poser la question suivante : a-t-on vraiment besoin du concept de sexe ? Est-ce que c’est une notion adéquate dans ce type de recherches, ou bien est-ce qu’on pourrait la considérer comme superflue, conservée seulement par habitude et peut-être même source de confusion ? On explorera cette question dans le troisième et dernier audio de cette série.

Bibliographie (série complète)

– Almeling, Rene. 2020. GUYnecology: The Missing Science of Men’s Reproductive Health. Univ of California Press.
– Colineaux, Hélène, Alexandra Soulier, Benoit Lepage, et Michelle Kelly-Irving. 2022. « Considering Sex and Gender in Epidemiology: A Challenge beyond Terminology. From Conceptual Analysis to Methodological Strategies ». Biology of Sex Differences 13(1): 23.
– Courau, Thérèse, Julie Jarty, et Nathalie Lapeyre. 2022. Le genre des sciences. Bord de l’eau (Le). https://journals.openedition.org/lectures/56850 (14 novembre 2022).
– Epstein, Steven. 2014. « Différences corporelles et identités collectives : la politique du genre et de la race dans la recherche biomédicale aux États-Unis ». Genre, sexualité & société (12). https://journals.openedition.org/gss/3250 (14 novembre 2022).
Fausto-Sterling, Anne. 2012. Corps en tous genres: la dualité des sexes à l’épreuve de la science. La Découverte.
– Ferry, Pınar. 2015. « Ann Oakley, Sex, Gender and Society ». Lectures. https://journals.openedition.org/lectures/19627#quotation (10 novembre 2022).
– Foucault, Michel. 1994. « Dits et écrits IV: 1980-1988 ». Gallimard, Paris.
– Hoquet, Thierry. 2016. Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie: Le genre à l’épreuve de la biologie. Média Diffusion.
– Krieger, Nancy. 2003. « Genders, sexes, and health: What are the connections – And why does it matter? » International journal of epidemiology 32: 652‑57.
– Laqueur, Thomas. 2013. La Fabrique Du Sexe. Gallimard. https://www.numeriquepremium.com/content/books/9782070450787 (10 novembre 2022).
– Nelson, Lynn Hankinson. 2017. Biology and Feminism: A Philosophical Introduction. Cambridge University Press.
– Oakley, Ann. 1972. Sex, Gender and Society. Gower.
– Rennes, Juliette, et Collectif. 2021. Encyclopédie critique du genre. La Découverte.
– Ritz, Stacey A. et al. 2014. « First steps for integrating sex and gender considerations into basic experimental biomedical research. » FASEB Journal : Official Publication of the Federation of American Societies for  Experimental Biology 28(1): 4‑13.
– Sharman, Zena, et Joy Johnson. 2012. « Towards the Inclusion of Gender and Sex in Health Research and Funding: An Institutional Perspective ». Social Science & Medicine 74(11): 1812‑16.
– Shattuck-Heidorn, Heather, et Sarah S. Richardson. 2019. « Sex/Gender and the Biosocial Turn ». The Scholar and Feminist Online 15(2).
– Springer, Kristen W., Jeanne Mager Stellman, et Rebecca M. Jordan-Young. 2012. « Beyond a Catalogue of Differences: A Theoretical Frame and Good Practice Guidelines for Researching Sex/Gender in Human Health ». Social Science & Medicine 74(11): 1817‑24.

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